vendredi 14 novembre 2014

L'enfant du peuple



-Où as-tu pris ce pain ?
L’enfant, cette fois-ci, ne répondit pas. Il mangeait son pain en silence.
-Mais réponds quand je te parle, reprit Abdel Al. Où as-tu pris ce pain ?
-Est-ce que nous te demandons quelque chose ? dit l’enfant au bout d’un moment.
Abdel Al essaya de changer de ton. Il voulait s’approcher de son enfant, son enfant qu’il connaissait à peine et pour qui il était presque un étranger. Il n’avait jamais tenté d’approfondir les insondables mystères de cette âme d’enfant livré à lui-même, et si près de la misère éternelle d’un monde qu’il en était aveuglé dès sa naissance. Comment pénétrer dans cet abîme de rêves enfantins et de puériles révoltes ? Dans l’indifférence sauvage de l’enfant, Abdel Al voyait le signe d’une haine fortement conquise. Sans doute lui en voulait-il d’accepter cette misère et cet esclavage dont il avait fui, lui, l’enfant, le fatal héritier.
Albert Cossery
La maison de la mort certaine

Michel Mitrani : Je garde l’image ce cet enfant souvent nu, qui parcourt votre œuvre et la campagne égyptienne. Son instinct vital lui fait reconnaître quelquefois la vérité avant ses parents, avant les adultes ? Quel rôle joue-t-il dans votre œuvre ?

Albert Cossery : Il joue un rôle dans le paysage, parce qu’il existe dans ce paysage, mais cet enfant, s’il est assez intelligent, c’est parce qu’il est dans la rue, et dans la rue on apprend à vivre.

Michel Mitrani : L’enfant est plus représentatif que ce que vous dites : un simple élément  figurant dans le paysage. Je pense à cet enfant qui achète du trèfle alors qu’il n’y a pas de mouton dans Les hommes oubliés de Dieu. A cet autre enfant, celui du charretier Abdel Al dans La maison de la mort certaine, qui juge durement son père. L’enfant qui chasse à la fronde les Fainéants dans la vallée fertile.

Albert Cossery : Oui, mais ce sont justement des enfants du peuple, et moi, quand je parle des garçons, il s’agit des garçons de la bourgeoisie. Ces enfants du peuple, je ne les vois devenir ni tyrans ni ministres…


Dialogues extraits du livre Conversation avec Albert Cossery (Michel Mitrani-Editions Joëlle Losfeld-1995)

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