mercredi 17 octobre 2012

L'intrus


"Innaminka se sentit mal à l'aise dès qu'il eut franchi la porte d'entrée, et il regretta aussitôt d'avoir accepté cette invitation. Une sorte de majordome, au ventre ceint d'une écharpe verte, débarrassait les hôtes de leur manteau, aussi Innaminka fut-il pris de frissons et de vertiges à l'idée qu'on pût lui ôter le sien, qui était incorporé à sa personne. Ce n'était pas tout : dans le dos du majordome s'élevait un grand escalier en spirale, d'un beau bois noir et brillant, large et majestueux, mais incommode.
Incommode pour lui, bien entendu : les autres invités le gravissaient avec une extrême désinvolture, alors qu'il n'osait même pas s'y essayer et qu'il tournicotait d'un air gêné en attendant qu'on détourne les regards de lui. Il était habile sur les terrains plats, mais la longueur de ses pattes de derrière constituait  pour lui un obstacle : à vue de nez, ses pieds étaient deux fois plus longs que les marches n'étaient profondes. Il patienta encore en reniflant les murs et en tentant d'adopter un air dégagé, et quand tout le monde fut monté, il s'y évertua à son tour.
Il fit diverses tentatives, s'agrippant à la rampe des pattes de devant, ou se penchant et se mettant à quatre pattes, ou encore s'aidant de sa queue, mais c'était justement sa queue qui l'encombrait le plus. Il finit par monter maladroitement de côté en posant les pieds dans le sens de la longueur sur les marches, la queue ignoblement repliée contre son dos. Il lui fallut dix bonnes minutes."

Le hasard de mes lectures veut que ce texte encore traite de la place particulière de l'écrivain dans la société. Celui-ci insiste sur "le sentiment d'étrangeté que ressent l'écrivain dans le monde." Mais, allons un peu plus loin...

"Les invités l'observaient avec une curiosité modérée. Il saisit au vol quelques commentaires distraits : "il est joli, n'est-ce pas? ";" ...non, il n'en a pas, ma chère, ne vois-tu pas que c'est un mâle?" ;" Ils ont dit à la télévision qu'ils avaient presque disparu...Non, pas à cause de leur fourrure, qui a, d'ailleurs, peu de valeur, mais parce qu'ils détruisent les récoltes".
Il avait chaud et soif, et à un moment donné il constata avec effroi qu'un besoin toujours plus pressant grandissait en lui. Il pensa que cela arrivait sans doute aux autres et il balaya pendant quelques minutes les invités du regard pour juger de leur comportement, mais personne ne semblait rencontrer le même problème que lui. Alors il s'approcha tout doucement d'un gros pot d'où s'élevait un ficus, puis, feignant de renifler les feuilles, il se plaça presque à califourchon dessus et se soulagea. Ces feuilles étaient fraîches et brillantes, elles avaient une bonne odeur: Innaminka en mangea deux et les trouva agréables, mais il dut s'arrêter car il avait remarqué qu'une dame le regardait fixement.
Elle s'assit dans un petit fauteuil à côté de lui et se mit à lui parler avec douceur : Innaminka ne saisissait  presque rien , mais il se rasséréna immédiatement, baissa les oreilles  et adopta une position plus confortable. La dame s'approcha encore et commença à le caresser, d'abord sur le cou et sur le dos , puis, voyant qu'il fermait les yeux à demi, sous le menton et sur la poitrine , entre les pattes de devant, là où s'étale ce triangle de fourrure blanche dont les kangourous sont si fiers.
La dame parlait, elle n'arrêtait pas de parler à voix basse, comme si elle avait peur que les autres ne l'entendent. Innaminka devina qu'elle était malheureuse ; que quelqu'un avait mal agi envers elle; que ce quelqu'un était , ou avait été, son homme; que cet incident s'était déroulé un peu plus tôt, peut-être au cours de cette même soirée; mais rien de plus précis.
Elle devenait ennuyeuse puisqu'elle répétait les mêmes caresses et les mêmes mots depuis un quart d'heure; bref, il était clair qu'elle pensait à elle, et pas à lui.
Innaminka en avait vraiment assez. De son observatoire, il se souleva le plus possible, redressant son dos , se haussant sur ses pattes de derrière et sa queue comme sur un trépied pour vois si l'on commençait à s'en aller.
Il se releva prestement dès qu'il toucha terre, au rez-de-chaussée;  sous les yeux inexpressifs du concierge, il aspira avec volupté l'air humide et fuligineux de la nuit et s'élança  dans la via Borgospesso , sans plus se hâter, en effectuant de longs sauts élastiques et heureux."

Primo Levi
Buffet 
(Extraits) 
Traduction Nathalie Bauer

L'écrivain qui se fabrique  un observatoire, qui recueille maux et usages, qui enregistre les traits des vivants puis, qui se sauve à la première occasion, bien loin de ceux qui le font exister.
Julius Marx

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